Magali

3 février 2017

Quand Haussmann s’avère précurseur en matière de ville durable, à lire et à voir…

« Et Haussmann inventa la ville durable »

Dans une exposition au Pavillon de l’Arsenal, des architectes démontrent les qualités environnementales insoupçonnées de la ville pensée par le préfet de Napoléon III. Une surprenante boîte à outils pour l’urbanisme d’aujourd’hui.

Et si le baron Haussmann était un écologiste qui s’ignorait ? Telle est la question qui vient à l’esprit après la visite de l’exposition qui lui est consacrée au Pavillon de l’Arsenal, à Paris. Car qu’est-ce qu’une ville durable au fond ? Un endroit qui ne consomme pas trop de terres naturelles, où l’on peut se déplacer à pied, dont les bâtiments ont un bilan thermique satisfaisant, qui mélange les fonctions et les gens et qui est suffisamment résilient pour pouvoir se transformer sur lui-même. Eh bien, l’urbanisme haussmannien coche toutes ces cases.

Georges Eugène Haussmann est pourtant un sujet que les architectes et les urbanistes approchent avec des pincettes. On est vite suspecté de conservatisme arriéré si l’on se prend à lui trouver des qualités. L’haussmannien a beau avoir la cote chez les agents immobiliers, il a mauvaise réputation dans le milieu. Sans doute faudrait-il laisser de côté ses préjugés et le regarder autrement. Alexandre Labasse, le directeur du Pavillon, prévient le visiteur : «Vous n’allez pas voir une exposition d’architecture. Le débat sur Haussmann, on le laisse bien volontiers aux historiens.»

«Marchabilité»

Alors, qu’allons-nous voir ? Umberto Napolitano, architecte de l’agence LAN et commissaire de l’exposition avec son associé, Benoit Jallon, et avec l’architecte ingénieur Franck Boutté, explique : «Tous les jours, on nous demande de penser la ville et la durabilité revient de plus en plus souvent. Nous avons voulu réexaminer les modèles qui ont fait leurs preuves.» Après un siècle et demi d’existence, on peut raisonnablement considérer que l’urbanisme haussmannien les a faites. Pourtant, en chamboulant 75 % du bâti en vingt ans, comme le montrent les cartes des immeubles construits et des voies créées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le baron constructeur est passé en force pour créer une des villes les plus «denses» du monde. «Avec 20 000 habitants au kilomètre carré, Paris est aussi dense que Shanghai», explique Franck Boutté, qui ajoute que le XIe arrondissement, à 40 000 habitants par kilomètre carré, se situe «entre Manille et Dacca». Bigre.

La densité permet de construire davantage en consommant moins de sols. Approche écologique s’il en est, mais pas du tout populaire. Le grand public l’associe vite fait aux cages à lapins. Franck Boutté reconnaît que la densité des villes des pays émergents qu’il compare à Paris est le plus souvent perçue comme oppressante. Alors, interroge-t-il, qu’est-ce qui dans le système haussmannien «rend acceptable cette densité ?»

Pour le savoir, il faut disséquer cet urbanisme. Loin des maquettes, l’exposition accroche sur ses panneaux la notice de montage du système. On comprend alors que tout se tient : les voies, les îlots (les pâtés de maisons), les immeubles. L’urbanisme haussmannien fonctionne comme un mécanisme dans lequel tous les éléments s’imbriquent.

Napolitano et Boutté ont donc entrepris de le démonter. D’abord, les rues. Le premier explique : «On a fait un classement des rues par leurs dimensions qui fait apparaître un réseau primaire», celui des grands axes, «un réseau secondaire et un tertiaire», celui des quartiers et des petites voies à l’intérieur des îlots. Les espaces publics, en clair les places qui sont à la jonction de ces axes, obéissent à la même hiérarchie : grands, moyens, petits. Et les bâtiments qu’on dispose autour sont à proportion : la place de l’Opéra a la même superficie que l’emprise au sol de l’Opéra Garnier.

«On a essayé de comprendre la logique de cette hiérarchie proportionnelle», poursuit Umberto Napolitano. Les deux ont la conviction que c’est le souci de l’efficacité qui a dicté ces choix. Il n’y a plus qu’à le vérifier. «On a fabriqué un diagramme pour la tester par rapport à quinze autres métropoles», explique Franck Boutté. On pourrait «tester» l’efficacité du réseau des rues ? Les deux commissaires ont leur méthode. Ils dessinent un cercle de 800 mètres de diamètre sur le plan d’un quartier, celui de l’Opéra pour Paris. Après quoi, même opération sur 15 autres quartiers de 15 autres villes qui vont de vastes étendues comme Brasília jusqu’à d’anciens tissus urbains resserrés comme Tolède. Enfin, après avoir mesuré la longueur des rues et la superficie bâtie, ils calculent la part moyenne des bâtiments et des services accessibles à moins de 400 mètres à pied. Tout cela permet d’avoir une idée de la «marchabilité» des villes.

Or, à ce jeu-là, le Paris haussmannien est gagnant. «Paris est imbattable, dit Franck Boutté. Peu de vide [les rues, ndlr] dessert beaucoup de plein [les immeubles, ndlr] et ce vide est rendu le plus efficace possible.» C’est d’autant plus inattendu qu’«Haussmann a créé des percées pour des flux de longues distances», explique encore Boutté. On lui a suffisamment reproché d’en avoir calculé les largeurs pour faire passer des régiments de dragons mais il faut reconnaître que pour les flux de trafic d’aujourd’hui, c’est encore assez pertinent.

Le plus étonnant, poursuit l’architecte, c’est que «ce réseau a été combiné avec l’intensité des courtes distances». Il y a donc chez Haussmann une hiérarchie de voiries qui fonctionne entre le proche et le lointain. Finalement, c’est le «vide» des rues qui fait d’abord la qualité de l’urbanisme haussmannien. «Le projet du vide devient le projet urbain lui-même», philosophe Umberto Napolitano. Avant de soupirer : «Nous, on vient de l’école moderne, une école où le vide a été raté…» Le baron a encore quelques leçons à offrir.

Toutefois, dans les esprits, l’haussmannien, ce sont les immeubles. On y vient, mais là encore avec la méthode dissectrice des deux commissaires. Pour aborder le bâti, ils ont commencé par compter les îlots qui avaient été touchés par les percements de nouvelles rues, soit 3 385. Puis, toujours dans l’esprit de l’entomologiste, ils les ont classés en fonction de leur nombre de côtés (de trois à six).

Et là, que ces îlots soient grands ou petits, ils révèlent tous des caractéristiques communes : une façade qui fait le tour du pâté de maisons en continu, car tous les immeubles sont mitoyens, et, à l’intérieur, une série de cours plus ou moins grandes. Or, que l’îlot soit énorme ou minuscule, le ratio entre le vide des cours et le plein des immeubles est toujours le même. Entre les mitoyens qui «se tiennent chaud» et les cours qui ventilent, l’îlot haussmannien a été écologique avant l’heure. Les images thermographiques de Paris le prouvent.

«Cycle de vie rêvé»

Reste l’immeuble lui-même. Que les amateurs se rassurent : l’exposition montre les typologies de façades, le catalogue de ces innombrables décorations, sculptures, ornements de balcons, balustrades, serrurerie, qui permettent de reconnaître l’haussmannien à partir du moindre détail.

Mais le plus intéressant dans l’immeuble, c’est sa flexibilité et sa réversibilité. Evidemment, le fait que la hauteur sous plafond soit supérieure au premier – étage du propriétaire au-dessus de l’entresol – et inférieure au cinquième, – niveau du locataire – obéissait aux hiérarchies sociales de l’époque. Mais le résultat aujourd’hui, c’est que l’on hérite de bâtiments qui peuvent passer du logement au bureau et inversement. «L’immeuble haussmannien est l’un des plus réversibles. Il offre un cycle de vie rêvé par les architectes», résume Napolitano. Avec ses diagrammes, ses relevés, ses plans et ses cartes, l’exposition de l’Arsenal ne plaide pas, mais alors pas du tout, pour le pastiche tel qu’on le voit aujourd’hui chez certains promoteurs. «On veut juste rouvrir le débat sur des choses qui ont été oubliées, des outils», dit Napolitano. Dans le catalogue, ce dernier et Franck Boutté écrivent : «Ce qui est questionné aujourd’hui, ce n’est pas notre aptitude à construire […] mais notre génie à « faire ville » et à « faire sens ».» Le développement durable, c’est aussi cela. A sa façon, le baron avait ce génie-là. »

Source : Par Sibylle Vincendon – Paris Haussmann, modèle de ville, au Pavillon de l’Arsenal, du 31 janvier au 7 mai. Rens. : www.pavillon-arsenal.com